Auteur : Lella Tonazzini
Les mystifications en littérature, tromper ou se tromper soi-même ?Qu'est-ce qui lie Alexandre Dumas père, Molière, Boris Vian et Romain Gary ? Le fait qu'ils ont tous été accusés de supercherie littéraire. Retour sur ces cas singuliers.
« La qualité d'auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l'œuvre est divulguée », récite l’article L113-1 du Code de la Propriété Intellectuelle de 1992. Et lorsque les « preuves contraires » viennent insinuer le doute sur l’identité de l’auteur ? Tel a été le cas de bien des écrivains, dont certains ont fait l’objet de véritables « cas ».
Si celui de Romain Gary demeure le plus éclatant, le soupçon d’authenticité a touché aussi Shakespeare, Molière et Corneille. Philippe di Folco, dans son ouvrage Les grandes impostures littéraires : canulars, escroqueries, supercheries, et autres mystifications, (Écriture, 2006) a récolté un bon nombre de cas. À se demander si le lecteur ne serait fasciné précisément par cette incertitude. Et si, au fond, tout écrivain ne serait pas aussi un personnage qu’il a lui-même créé.
Alexandre Dumas père, le « nègre négrier »
Qui ne connaît pas l’auteur de Les Trois Mousquetaires et du Comte de Monte-Cristo ? Auguste Maquet a eu beau revendiquer la paternité de dix-neuf romans et adaptations signés Alexandre Dumas père, il ne sera pas plus connu par le public. Quant à Dumas, invité par un arrêt de 1851 à mieux payer ses collaborateurs (qui étaient au nombre de quarante et un), il fut un véritable maître de l’« art » de créer en série des livres à succès. Documentalistes et rédacteurs, ses « nègres » se lamentaient sur un traitement économique peu…équitable. La redoutable machine de l’industrie culturelle venait de voir le jour…
Corneille, alias Jean-Baptiste Poquelin ?
Oser insinuer que Corneille, et non pas Molière, serait l’auteur de Tartuffe ! Parole de Dominique Labbé, lexicologue, qui, en 2001, effectuant une comparaison « scientifique » du vocabulaire employé par les deux dramaturges, en arrive à attribuer nombre d’œuvres de Molière à Corneille. Après quelques moments de gloire dans la presse (Le Point, Le Monde, le New York Times), plusieurs experts, dont Pierre Lafon, directeur de recherche au CNRS, remettent en cause la fiabilité de la méthode Labbé. La Comédie Française n’aura pas perdu la face.
Boris Vian, lorsque le jeu tourne mal
Membre du « Collège de Pataphysique », faisant de la démystification littéraire l’un de ses principes, Boris Vian signe plusieurs romans sulfureux sous le nom de Vernon Sullivan. Malgré ses tentatives pour faire croire à l’existence de ce romancier américain, la supercherie est vite dévoilée. Accusé de violence et de pornographie, surtout pour son roman J’irai cracher sur vos tombes, il est littéralement persécuté par le Cartel d’action sociale et morale. Vian et son pseudonyme ne faisant qu’un, le malheur de l’un entraînera le malheur de l’autre..
Romain Gary en quête de liberté
Romain Gary, alias Fosco Sinibaldi, Shatan Bogat, Emile Ajar…voilà les « enfants » nés de la plume de Roman Kacew. On connaît l’histoire. Gary publie quatre livres sous le pseudonyme d’Emile Ajar : La vie devant soi obtient le prix Goncourt en 1975, lorsque Gary avait déjà remporté le même prix avec Les racines du ciel. L’écrivain va même plus loin, en prêtant un visage à son pseudonyme, celui du cousin Paul Pavlovitch. Malgré les soupçons, pendant huit ans la mystification ne sera pas dévoilée. Ce sera Pavlovitch qui le fera lui-même, dans L’homme que l’on croyait, publié après la mort de Gary.
Etre un, être mille
Qui est-ce qui se cache derrière ces impostures littéraires ? Des éditeurs friands de scandales, ou des écrivains sulfureux qui, prêtant leurs écrits à quelqu’un d’autre, se dégageraient de toute responsabilité personnelle ? À chacun de juger. Il est certain que, jouant sur la limite subtile entre vie et fiction, vérité et mensonge, ces écrivains s’appuient sur le voyeurisme du lecteur. Scandalisé, ce même lecteur n’aura pas moins joué le jeu de l’ambiguïté…
Les écrivains aux plusieurs visages ont peut-être quelque chose en commun : le rêve, impossible et tragique, de sortir de soi, de devenir un autre, ou, mieux, tous les autres. Jorge Luis Borges, le maître aux identités multiples, commentait ainsi sa propension : « Je suis dieu, je suis héros, je suis philosophe, je suis démon, et je suis monde, ce qui est une manière fulgurante de dire que je ne suis pas » (L’Aleph, Gallimard, 1967). Romain Gary, Boris Vian, Fernando Pessoa auront été ses compagnons de voyage.
Pour aller plus loin :
- Philippe Di Folco, Les grandes impostures littéraires : canulars, escroqueries, supercheries, et autres mystifications, Écriture, 2006
Apollinaire a-t-il endossé la paternité de manuscrits qui n'étaient pas de lui ? Corneille a-t-il écrit certaines comédies de Molière ? Comment le journal d'Adolf Hitler, un faux grossier, a-t-il pu abuser la presse internationale ? Qui est vraiment Jack-Alain Léger ? Les Mémoires de Napoléon ont-ils été trafiqués ? Les pièces de Shakespeare sont-elles l'œuvre d'un autre qui s'appelait également Shakespeare ?
D'Alphonse Allais au Da Vinci Code, en passant par B. Traven, Rimbaud, James Frey, J. T. LeRoy ou Wilkomirski, la littérature, art du faux-semblant, est indissociable du mensonge, du canular, du dédoublement... Et si chacun se souvient du cas " Gary-Ajar ", il en est d'autres moins connus, tout aussi surprenants, voire machiavéliques. Fabuleuses, pitoyables, drôles ou tragiques, ce livre rassemble une centaine de ces " affaires " de manipulations, de supercheries ou de trafics de mots en tous genres. Un abécédaire mondial de l'imposture qui donne le vertige L'écrivain novice trouvera en prime un " Petit guide à l'usage des futurs imposteurs " qui lui offrira, non sans humour, toutes les recettes pour fabriquer une œuvre aussi brillante que factice.
Journaliste culturel et écrivain, Philippe Di Folco est l'auteur, notamment, de Citizen Data (Sens & Tonka, 2001) et du roman Salva (Denoël, 2006). Il a dirigé le premier Dictionnaire de la pornographie (PUF, 2005).
- Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification : tactique et stratégie littéraires, Les Editions de Minuit, 1994
- Paul Pavlovitch, L’homme que l’on croyait, Fayard, 1981